
Conservation/Restauration des instruments de musique en France
Lorsque nous parlons des instruments de musique d’une collection, ils sont, dans la plupart des cas, exceptionnels, soit par leur esthétique soit par leur histoire. Un pianoforte de Stein joué par Mozart n’a évidemment pas la même valeur historique qu’un piano Yamaha de 1970 utilisé dans un conservatoire, la façon de l’appréhender sera elle aussi bien différente.
Mais au-delà de cette différence purement pianistique, il existe pour l’instrument de musique davantage de contraintes techniques que pour tout autre objet, cela doit être pris en compte. A toutes les difficultés rencontrées par le conservateur du musée généraliste s’ajoutent les spécificités structurelles inhérentes aux instruments de musique pour le conservateur de ce type de musée. La tension des cordes, toutes les parties vibrantes de l’instrument ou les déformations de la matière font parties des problématiques qui ne peuvent pas être résolues de la même manière que pour un objet n’ayant pas de tensions internes. D’autre part, un instrument de musique a pour but premier de faire entendre sa voix. Lorsque nous nous retrouvons devant un instrument nouvellement entré dans la collection, la question se pose alors : doit-on le conserver ou doit-on le restaurer ? Nous verrons qu’il n’y a aucune réponse pertinente à cette question, ou plutôt il y a autant de réponse qu’il existe d’instruments.
La notion occidentale de conservation/restauration.
Commençons par un rappel étymologique de ces deux notions. Conserver est composé du préfixe intensif con et du verbe servare (sauver) que l’on pourrait traduire par « bien sauver » ou « sauver complétement » tandis que restaurer est un emprunt direct du latin restaurare qui signifie refaire, rebâtir…
La première question à se poser est donc : que cherche-t-on à faire lorsque que l’on intervient sur un objet ou sur un monument ?
Lors du XIXème on assiste à de vifs débats entre ceux qui remettent en état, qui sauvent la structure et reconstruisent à l’identique et ceux qui conservent la ruine en état de ruine. Le but de la première école (dont la figure de proue serait Viollet-le-Duc) étant de gommer les défauts, cacher les problèmes et reproduire ce qui a été détruit en utilisant les techniques que l’on a à porter de main au moment de l’intervention. Il s’agit donc d’effacer les marques du temps afin de retrouver un état proche de ce que l’on suppose être l’état originel de l’objet. La difficulté d’une telle pensée réside dans les questionnements ayant trait à l’identité. On part ici du principe qu’il existe une sorte d’identité absolue de la chose, présente au-delà du changement. Nous aurions donc un objet dont le seul caractère viable serait celui qu’il a acquis au moment précis de sa création et dont le but d’une intervention serait donc de se rapprocher au maximum de ce moment particulier. Cette approche ne prend donc pas en compte l’historicité de l’objet et les modifications qu’il a pu subir au cours du temps.
Dans le deuxième cas, qui commence à être discuté au cours du siècle (notamment au travers de la philosophie des romantiques) mais qui prend réellement corps au début du XXème siècle, l’idée est plutôt de conserver la ruine en l’état de ruine. Pour les partisans de cette idéologie, très souvent leurs écrits sont en opposition aux campagnes de réparation des monuments, souvent maladroites, faites pendant le XIXème siècle.
« Personne ne défend nos cathédrales. Le poids de la vieillesse les accable et, sous prétexte de les guérir, de « restaurer », ce qu’il ne devrait que soutenir, l’architecte leur change la face ».
Auguste Rodin in. Les cathédrales de France – 1914
Après de longues réflexions ayant accompagnées les différents chantiers tout au long des XIX et XXème siècles, Cesare Brandi publie sa Théorie de la restauration en 1963 où sont posées les bases de la restauration contemporaine. La matière de l’œuvre devient partie intégrante de celle-ci, ses éventuelles modifications au cours du temps aussi.
Les maîtres mots sont alors : lisibilité et stabilité, réversibilité et compatibilité. De manière générale, une œuvre restaurée doit donc, grâce à l’intervention, gagner en stabilité dans le temps et garder sa lisibilité, l’œuvre ne doit pas être défigurée et son propos original doit être parfaitement lisible. D’un point de vue plus technique, les produits de l’intervention doivent être stables dans le temps et l’intervention doit être lisible. Un œil averti devra pouvoir se rendre compte des modifications apportées par la restauration et celles-ci ne doivent pas effacer définitivement l’information présente sur l’objet. De plus, dans le cas d’un ajout de matériel sur l’objet, celui-ci doit être compatible avec le matériau d’origine et réversible, c’est-à-dire qu’il doit pouvoir être retiré sans porter atteinte à l’intégrité première du matériau de l’œuvre.
Nous avons ici posé les bases distinctives entre restauration et conservation, cette distinction reste tout de même très assujettie au but de l’intervention. Dans un cas, on tente de percer l’identité première de l’œuvre et de retrouver, par l’intervention, l’objet tel qu’il était avant qu’il ne change, dans l’autre on accepte le changement comme étant partie intégrante de l’identité de l’œuvre et l’intervention n’a donc pour but que de ralentir ce changement afin de sauvegarder au maximum l’information historique de l’œuvre.
La pratique de la conservation.
La restauration/conservation des instruments de musique revêt une spécificité que beaucoup d’autres chantiers n’ont pas. Dans quelle mesure un instrument doit faire entendre sa voix ?
Ici les frontières de la distinction exprimée plus haut sont particulièrement floues. Si l’on prend l’exemple d’un piano du XIXème siècle, jusqu’où l’intervention doit-elle aller ? La nature de cet instrument doit-elle être de jouer Chopin absolument peu importe le type d’intervention ? Ou doit-on accepter l’évolution temporelle des matériaux de l’instrument au détriment de la voix, de la musicalité de celui-ci ?
Les deux cas sont, en fait, ici tout à fait conciliables.
- L’importance de l’information
Quelle que soit la voie que l’on choisi, la première étape reste la même : l’observation sans intervention, la documentation précise et l’archivage. La conservation est un processus global dans lequel le travail sur la matière n’est qu’une partie parmi d’autres.
A l’arrivée d’un objet dans la collection nous procédons par étapes :
- Observation à l’œil nu avec notation du plus grand nombre d’informations possible.
- Prise d’un maximum de photographies.
- Démontage des parties démontables sans intervention (dépose du cylindre, ouverture du couvercle, dépose de la mécanique…etc). Puis de nouveau observation, prise de notes et photographies.
- Analyse des différentes parties de l’instrument et des matériaux à l’aide de tous les instruments non-interventionnistes disponibles (analyse chimique, analyse à la lumière noire, rayons x…)
- Rédaction d’un constat d’état.
Ces étapes préparatoires sont cruciales à la bonne marche de la conservation de l’objet. Tous les renseignements concernant l’œuvre doivent être pris en compte dans la démarche entreprise et tous les moyens techniques dont nous disposons sont bon à prendre. Les avancées technologiques et techniques de ces dernières décennies permettent aujourd’hui, grâce à la science, d’avoir une nouvelle vision de l’œuvre et de ses matériaux. Les outils nous permettant une analyse scientifique sont nombreux et permettent d’élargir les bases de données constituées au fil du temps sur les œuvres. Le Centre de Recherche et de Restauration des musées de France (C2RMF) travaille de nos jours avec un accélérateur de particules (AGLAE) lui permettant de faire des analyses extrêmement poussées sur la nature des matériaux de l’œuvre, leur niveau de dégradation ou leur âge. En plus de ces analyses, les bases de données des musées de France disposent d’innombrables photographies en lumière visible, sous ultraviolet ou infrarouge, hyperspectrales ou encore de l’imagerie à Rayons X et bien sûr quelques reconstitutions 3D des œuvres. La plupart de ces bases de données sont consultables par tous via le ministère de la culture ou par le biais des différents instituts qui créent ces bases de données. On pourrait citer Narcisse pour le C2RMF ou Joconde pour les collections de différents musées de France.
Au-delà des outils scientifiques et de leur utilisation, le musée a aussi pour vocation d’être un lieu de recherche et de documentation pour les chercheurs et le public. Si l’on prend l’exemple du musée de la Musique à Paris, le catalogue complet est consultable ainsi que les archives et les bases de données mais aussi les dossiers d’œuvre, des plans d’instrument à l’échelle 1/1 ou encore l’intégralité des enregistrements effectués sur les instruments de la collection.
Pour en revenir à l’arrivée d’un nouvel instrument au sein de la collection, dans la majorité des cas les étapes citées plus haut sont les seules étapes que subira l’instrument avant d’être stocké. La politique des musées instrumentaux de France depuis ces vingt dernières années est plutôt dirigée vers un interventionnisme minimum sur les œuvres. Ainsi, seuls les instruments déjà dans un état presque parfait seront restaurés afin de leur redonner leur voix. Au musée de la Musique de Paris, moins de 10% des instruments originaux présents dans les collections sont en état de jeu et leur utilisation reste très exceptionnelle.
- Le fac-similé
Cependant, comme le fait remarquer Curt Sach dans son fameux article La signification, la tâche et la technique muséographique des collections d’instruments de musique daté de 1934 :
« Le musée d’instruments de musique s’adresse à deux sens, à l’ouïe et à l’œil […] ce musée présente des objets d’art et des documents techniques ou historiques ; et les uns comme les autres demandent à être à la fois vus et écoutés. »
Pour répondre à cette problématique et faire face à la demande d’évènements culturels liés aux musées et à la production musicale de ces institutions, le chemin qui est préférentiellement emprunté aujourd’hui est celui du fac-similé.
En plus d’une valeur esthétique et historique, les instruments de musique disposent d’une valeur musicale, une valeur d’usage. La question de la mise en mouvement est essentielle dans ce contexte. Par définition, un instrument, une machine ou tout autre objet qui a un but usuel est confectionné avec au moins une partie mobile servant au fonctionnement de l’objet et du fait de son mouvement, cette pièce subit forcément un frottement et se dégrade donc plus vite qu’une pièce fixe. Lorsque l’on souhaite remettre un instrument en fonctionnement, cette question de l’usure est donc primordiale, particulièrement sur un instrument à forte valeur historique. La réponse choisie à ces questionnements de nos jours est la confection d’un fac-similé.
L’idée ici est de se servir de toutes les informations dont on dispose sur l’instrument, plan précis, matériaux utilisés, méthode de travail utilisées à l’époque de la confection de l’instrument (dans la mesure du possible), type d’utilisation de l’instrument (période et style de musique) …etc. afin de recréer l’instrument à l’identique. Il est essentiel lors de ce travail d’avoir des connaissances très précises sur l’objet. Si l’on prend l’exemple de la création d’un fac-similé de pianoforte et plus précisément de sa table d’harmonie, on doit se poser la question de quel type de matériaux ont été utilisés : quelle essence de bois (épicéa) ? Venant de quelle forêt (alpes italiennes ou bavaroise ou les Vosges) ? A quelle période l’arbre a-t-il été coupé (printemps, automne, phases de la lune) ? Combien de temps a-t-il été stocké avant d’être travaillé ? La table a-t-elle été montée à chaud ? Avec quel type de colle ? A quelle étape doit-elle être positionnée dans la ceinture de l’instrument ? etc. Ces questionnements valent bien sûr pour chaque partie de l’instrument : cordes, sommier, ceinture, mécanique, marteaux…etc.
Il est donc important d’avoir des connaissances non seulement sur l’objet à recréer mais aussi sur le contexte historique, technique et technologique dans lequel il a été façonné. C’est ici que l’on se rend compte de l’importance primordiale du dialogue entre les différents corps de métiers et entre les différentes sciences. Les ponts reliant les différentes zones de recherche scientifique et technique doivent être nombreux et solides.
La restauration privée.
Pour ce dernier point, nous aimerions attirer l’attention vers une autre forme de travail sur les instruments de musique, le cas de la restauration privée. Ici, les contraintes rencontrées sont différentes.
Dans un premier temps, la solution du recours au fac-similé n’est plus possible, d’autre part la remise en état de jeu est une nécessité dans la très grande majorité des cas et enfin, l’objet dont on parle n’est plus la propriété de l’état mais celle d’un particulier. Ce dernier point a pour corollaire une plus grande diversité de types d’interventions. Du fait que la décision finale revienne à une personne seule et non plus à une communauté dans laquelle les idées font consensus (la communauté des chercheurs dans le cas de la conservation), alors le restaurateur est dans un sens captif du choix de cette personne (son client). Cependant la liberté reste grande étant donné qu’en plus d’être un exécutant, le restaurateur se doit d’être aussi un conseiller vis-à-vis de son client, c’est donc à lui de proposer un type d’intervention. Son devoir est alors d’orienter le client profane vers une restauration utile à la connaissance sans que cette intervention ne nuise ni à l’instrument ni à la volonté du propriétaire. Il doit rester éclairé sur les théories de la conservation/restauration du moment et doit concentrer ses recherches vers le savoir-faire et son histoire. Son travail s’orientera davantage vers le patrimoine immatériel.
Les questions à se poser alors ne sont plus, quel type de matériau a été utilisé ? Dans quel but ? Ces interrogations échouant au conservateur, mais plutôt comment ce matériau a-t-il été utilisé ? Si l’on prend un exemple précis de la restauration d’un piano à queue Pleyel de la deuxième moitié du XIXème siècle, il est tout à fait possible pour le restaurateur d’utiliser sur la table d’harmonie un vernis contemporain (type polyuréthane ou polyester) pour lequel on connaît parfaitement le process, mais il est cependant bien plus constructif de s’intéresser aux recettes de vernis à la colophane ou au copal utilisés à l’origine sur ce type de piano afin d’en comprendre l’utilisation. Quel est le geste à faire pour vernir cette table et quelle sera la bonne marche à suivre pour que le résultat soit à la fois esthétique, utile et efficace ? Il en va de même pour d’autres types d’intervention. Le travail du restaurateur se rapproche alors des essais pratiqués par l’archéologie expérimentale. On peut toutefois noter que tout ce travail perd son intérêt s’il n’est pas documenté et on rejoint ici les idées développées plus haut concernant l’importance de l’information. Dans le cas de la restauration privée comme dans la conservation publique, l’information, la documentation et l’archivage restent cruciales à l’avancée des connaissances dans le domaine qui nous occupe.
Cette partie du rôle du restaurateur reste encore mal développée dans le pays : il existe peu de références théoriques, l’éducation est encore tournée quasiment exclusivement vers la pratique, sans prendre en compte ni la théorie ni l’importance de la documentation et il existe très peu de regroupements de professionnels sur ce sujet.
Conclusion
La conservation/restauration est une matière en mouvement qui se modifie au cours du temps et dans l’espace, plusieurs métiers se rencontrent autour d’elle, plusieurs sensibilités. Comme nous avons tenté de le montrer dans cet article, chaque chercheur et chaque artisan peut servir la cause de la connaissance. On ne peut pas incriminer le restaurateur de ne pas être conservateur de même qu’on ne peut pas incriminer le conservateur de ne pas faire de sa priorité la sauvegarde du patrimoine immatériel, du savoir-faire passé. Mais on peut dire que les deux travaillent avec un même esprit.
L’état de la conservation/restauration correspond à une pensée séculaire ayant des bases solides mais changeantes. Son évolution se fait selon les besoins, les modes du moment et comme beaucoup de choses, elle se fait aussi selon la culture qui la crée et donc selon l’endroit où elle est pratiquée. Le rapport à l’identité de la chose, à ce qui fait que l’objet est ce qu’il est, varie. Il est différent pour Parménide et pour Héraclite, il n’est pas le même entre un croyant et un athée et n’aura pas la même portée si l’on parle français ou si l’on parle chinois.
François Jullien nous dit dans Les transformations silencieuses que :
« Nous [occidentaux], nous avons du mal à parler de transitions continues. La neige qui fond en tombant sur le sol est-elle encore de la neige ou déjà de l’eau ? Cette série d’impuissance ou de difficulté de notre pensée est sans doute une conséquence des choix premiers qu’elle a opéré, à savoir qu’elle est avant tout une pensée de l’être, une ontologie, une pensée de l’identité et de la substance. On peut lui opposer la pensée chinoise qui est fondée sur la transition, la polarité entre les contraires qui coexistent sans cesse, c’est-à-dire sur le process perpétuel des choses. »
La question se pose donc de savoir s’il existe une façon absolument vraie de traiter cette identité au cours du temps.